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Printemps 1997

De l'écologie acoustique et de l'art intégral: esquisse d'un concept pour la musique d'aujourd'hui
par Thomas Gerwin

Nous vivons dans une symphonie. Nous sommes entourés de sons, de rythmes et de mélodies. Le bruissement d'une feuille au vent, des pas dans la rue, un chien qui aboie, l'éclat d'un rire provenant d'une pièce voisine, le claquement d'une porte, mais aussi le bruit d'un moteur, d'un marteau pneumatique, d'une voiture, d'une scie circulaire; même le bruit du radio portatif d'un voisin fait partie d'une grande pièce musicale sans fin dans laquelle nous vivons. Et nous écoutons cette pièce tout le temps. Nous ne pouvons pas fermer les oreilles comme nous fermons les yeux. Avant même de pouvoir penser, nous entendons déjà.

Tout d'abord et par-dessus tout, nous entendons des bruits, des «sons du quotidien» qui ont un effet de signal ou un effet calmant, stimulant ou relaxant, ou bien des sons qui nous racontent des histoires entières - des sons qui nous plaisent ou nous dérangent. Chacun de ces sons environnementaux se rattache à un événement précis ou à des circonstances particulières, et comme nous le faisons pour des événements ou circonstances, nous faisons une distinction entre les différentes qualités de bruits: nous pouvons les considérer comme agréables ou irritants, utiles ou inutiles, constructifs ou destructeurs, intéressants ou ennuyeux.

C'est à Pierre Schaeffer qu'il revient d'avoir découvert la variété incroyable des sons du quotidien en terme de «purs» événements sonores. Son travail a fourni la base aux développements ultérieurs de la musique électroacoustique. Cependant, nous devons aujourd'hui le contredire sur deux points majeurs. Premièrement, il fait un effort pour considérer et catégoriser tous les sons qu'il a enregistrés sur une base entièrement neutre, «objectivement» pour ainsi dire. Deuxièmement, Schaeffer est parti de l'idée - peut-être cela est-il une conséquence de son éducation en des temps romantiques - qu'un son donné devait être libéré de sa signification concrète afin d'être utilisable dans un but «purement musical» - c'est-à-dire que Schaeffer avait un concept de ce qui est réellement signifié par le terme «musique».

C'est John Cage qui nous libéré de ce fardeau historique et d'autres conventions, même de la dépendance au goût borné d'une personne. Grâce à lui, le travail du musicien est moins restreint, moins prévisible. Ceci n'est pas seulement la conséquence de la nouveauté des oeuvres de Cage, mais également de son point de départ philosophique - il laissait les choses advenir, il avait du respect pour un monde libre et des sons libres - et surtout, de son idée de «silence».

L'oeuvre de Cage, combinée au concept de «sculpture sociale» de Joseph Beuys et à l'aspect positivement écologique que comporte le concept de «paysage sonore» de Murray Schafer, a eu une influence majeure sur le concept artistique présenté ici. Je crois maintenant que mon travail consiste à élaborer davantage ces différents aspects et à les intégrer d'une manière artistique.

D'après mes propres idées et intentions, je crée des oeuvres concertantes équivalentes, c'est-à-dire des structures qui évoluent principalement à l'intérieur du paramètre du temps («l'espace dans le temps») aussi bien que des sculptures sonores évoluant à la fois dans le temps et l'espace ou bien des espaces sonores («le temps dans l'espace»). Ce faisant, je suis intéressé par-dessus tout à la musicalité et à l'esthétique inhérentes aux bruits/sons ainsi qu'à leurs corrélations à l'intérieur du son du monde (je nomme ce dernier, musique advenant librement), avec son caractère non intentionnel, irrégulier, ses grands cycles, ses rythmes naturels, ses organismes sonores et ses développements. Je perçois ces paramètres, c'est-à-dire que leur essence, leurs caractères intrinsèques sont exposés à travers la modulation, ils sont accentués, rendus audibles par la composition et/ou la décomposition (cette dernière étant un concept proposé par K. Stockhausen). Dans ce sens, rien ne peut être nouvellement inventé - on ne peut que découvrir ce qui est déjà là. Le travail actuel de l'artiste consiste à faire cette découverte.

En termes musicaux, cela signifie intégrer en «découvrant», en révélant, tout en ayant en même temps du respect pour les sons aussi bien concrets qu'artificiels. À l'instar de Pierre Henry, je crois qu'un son est comme un être: il est mis au monde, il vit et meurt. Il n'y a réellement aucune raison, en principe, pour confiner notre travail musical aux sons concrets, encore moins si l'on tient compte du fait que les sons «purement» artificiels sont en général plus perméables (comme le dit Gottfried Michael Koenig); ils sont par conséquent plus facilement tissés à l'intérieur d'une composition abstraite. En outre, ils ne sont pas aussi obstinés, entêtés que les sons concrets. Mais le fait est que les SUJETS musicaux naturels (et non seulement les objets comme Schaeffer les appelle) auxquels on a affaire sont souvent beaucoup plus intéressants - aussi bien à un niveau acoustique que personnel.

D'une part, les sons concrets ont une «signification», c'est-à-dire qu'ils renvoient à des circonstances réelles et peuvent, pour cette raison, raconter une histoire; d'autre part, ils peuvent être dépouillés de leur signification concrète et transformés en purs événements sonores. Par exemple, par la répétition, la mise en rythme, les manipulations électroacoustiques telles que le filtrage, le renversement, la modulation de la courbe de l'enveloppe, etc… (mais aussi dépendamment de l'angle d'écoute - dans ce contexte, le microphone m'apparaît plus comme un instrument que comme une oreille). Bien entendu, la région intermédiaire, l'ambivalence entre son et bruit - c'est-à-dire entre signification et sons «purs» - présente un attrait particulier pour le compositeur.

Ainsi, toutes mes compositions récentes sont en principe des artefacts bien qu'en même temps elles documentent (de façon plus ou moins paradigmatique) une période de temps déterminée, des situations déterminées, une place déterminée. Elles sont destinées à faire goûter les sons à l'auditeur tout en étant conçues pour sensibiliser, pour attirer l'attention sur les problèmes du monde, incluant la pollution acoustique, et ainsi sur la manière dont nous nous comportons envers le monde et les uns envers les autres.

Je nomme art intégral cette idée d'une approche du monde par l'intégration. En outre, c'est un art qui tente de trouver sa place dans la vie humaine: à la fois une construction artistique/artificielle et en même temps une réflexion sur la vie quotidienne, un plaisir esthétique aussi bien qu'une proposition alternative à une conception de la réalité établie de longue date.

Aujourd'hui, nous savons que les «dix mille êtres» sont cybernétiquement apparentés, que toutes les forces s'influencent les unes les autres. Dans le «village global» qui est entre autres réuni par les technologies de communication, les solutions indépendantes ne sont en principes plus réalisables. Toute activité doit être considérée comme un mouvement à l'intérieur d'un réseau multidimensionnel où un mouvement est le résultat ou la cause de nombreux autres mouvements. Ainsi, je me considère comme faisant partie d'une communauté et j'essaie, par mon travail artistique, de contribuer à la vie sociale.

Il n'est pas nécessaire d'effacer les frontières entre l'art et la vie; l'art est déjà une partie intégrante du monde. Réaliser cela n'est qu'une question de perception. Je crois que les artistes n'ont jamais été capables d'autre chose que de décrire leur vision du monde et d'offrir leur concept d'une réalité possiblement différente. Les artistes changent le monde en le réfléchissant. Comme aujourd'hui les problèmes écologiques (c'est-à-dire la nécessité de trouver le juste milieu entre différents paramètres intimement liés) font pratiquement partie de tous les secteurs de la vie, ils doivent évidemment influencer tout art qui reflète la réalité. C'est pourquoi la musique d'aujourd'hui touche à l'écologie acoustique et la prend généralement en considération. La création artistique peut donc être considérée comme un moyen agréable d'assumer les responsabilités sociales.

Mais ce n'est pas seulement sur fond de politiques sociales et écologiques que j'estime que le développement de l'art intégral est conséquent; les compositions à partir de sons environnementaux sont justifiables également d'un point de vue historique.

Nous savons qu'un «son» naturel (nous utilisons le terme «son» par opposition au terme «bruit») est composé d'une variété de sons partiels. Tout d'abord, dans le registre grave facilement audible, ces sons forment exactement des rapports simples de nombres entiers avec les notes fondamentales qui étaient considérés, au début de la polyphonie, comme «consonances», etc. Plus nous montons dans le spectre harmonique d'un son, plus les rapports de succession des sons partiels sont étroits et irréguliers jusqu'à la région la plus élevée où l'on arrive à la «partie-bruit». Cette «partie-bruit» constitue la partie impondérable, sensible mais très importante du son qui nous dit par exemple que nous écoutons un Stradivarius ou seulement un violon quelconque. Il est maintenant possible de contempler l'histoire de la musique en tenant compte de l'exploration progressive du son et, en conséquence, de la capacité croissante de différenciation de notre oreille. Et comme conséquence logique, nous avons aujourd'hui la «musique-bruit» («noise music»), c'est-à-dire que nous composons aujourd'hui avec des «sons», des harmonies, des bruits et, respectivement, leurs spectres d'harmoniques simples, complexes ou même irréguliers aussi bien que, par analogie, des structures rythmiques simples, plus complexes, métriques ou même absolument libres.

Il ne faut pas sous-estimer le rôle que la technologie avancée joue dans tout cela. C'est la technologie qui permet en premier lieu la réalisation des recherches et expériences précédemment exposées. C'est pourquoi l'hostilité naïve à l'égard des progrès technologiques ne nous mènera pas plus loin. Mais d'autre part, nous ne devons pas accorder faussement plus de valeur à la technologie qu'au projet artistique ou pire encore, les confondre. Aujourd'hui, les technologies modernes d'enregistrement, de traitement et de synthèse mettent à notre disposition un «continuum de tous les sons possibles». C'est très bien, mais ce n'est pas ce qui compte le plus dans notre situation historique présente. Composer avec des sons n'est plus seulement une question de trouver sans cesse de nouvelles façons de plaire et de stimuler l'oreille. C'est bien plutôt le contraire: nous sommes constamment inondés de stimulations; préférablement, nous devons nous protéger contre l'abrutissement de nos sens. (Je comprends que l'abondance des possibilités produise une certaine euphorie mais, d'autre part, la technologie devrait rester un moyen, non une fin. La virtuosité se révèle dans la maîtrise de ce moyen, non dans le fait d'être dominé par lui. Plus la technologie est avancée, plus elle doit être soigneusement contrôlée.) Non, il y a aujourd'hui en art d'autres aspects plus importants: un projet, une signification, la perception, la proposition de nouvelles solutions, et (c'est ici que le mot «concret» réapparaît) le respect. Une technologie réellement avancée s'effacera derrière l'être humain.

Voilà pourquoi je réclame un art intégral qui ne serait pas exclusif ni idolâtre, mais qui utiliserait plutôt tous les aspects dans une synthèse raisonnable. D'une part, un art qui recherche une profondeur et un plaisir à la fois émotionnels et intellectuels (autant qu'un plaisir pour les sens, bien évidemment), et qui, d'autre part - et cela est plus important -, se considère comme une contribution sociale. Sa fonction est de promouvoir le traitement responsable d'un monde fragile fait de sons et de vibrations, d'offrir un projet artistique et créatif qui ferait contrepoids à la réalité dominée par la destruction insouciante, la pensée orientée vers le profit et les décisions soi-disant pressantes.

Afin que nous puissions ainsi réellement vivre dans une symphonie.

- Thomas Gerwin
tg@zkm.de

Traduction anglaise par Bettina Obrecht.
Traduit de l'anglais par Yves Charuest.

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