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Éditorial

La pratique de la vidéomusique peut être considérée comme un sous-genre de ce que l’on nomme musique visuelle, appellation sans doute suffisamment connue de nos jours et qui parle pour elle-même. Ce champ d’activité artistique élargi comprend les arts numériques, le cinéma, la peinture et les « instruments » visuels, et remonte au moins aussi loin qu’au début du XVIIIe siècle.

On trouvera des définitions plus complètes de musique visuelle dans les écrits de Cindy Keefer, Jack Ox et Brian Evans, mais on peut en donner cette définition simplifiée : « l’expression d’idées musicales à l’aide de moyens visuels ». Le terme « vidéomusique » a été inventé dans les années 1980 par les pionniers de cette discipline tels que Jean Piché, qui nous offre, dans l’entretien que j’ai eu avec lui, une définition utile de cette pratique et nous explique son importance. Bien que l’apparition de la vidéo remonte aux années 1960, il aura fallu attendre les années 1980–1990 avant qu’elle devienne un médium « accessible ». Les lecteurs sont bien conscients de l’impact de l’apparition des logiciels de musique pour ordinateur personnel sur la production de musique électroacoustique, auparavant possible seulement dans les meilleurs studios commerciaux, les universités et les établissements qui s’y consacraient. Au même moment, ou un peu après, les pratiques médiatiques temporelles ont connu des changements avec l’introduction des caméras vidéos à prix abordable et les logiciels de traitement et de montage vidéo. Ces changements ont ouvert de nouvelles possibilités, notamment pour les compositeurs. Pour plusieurs, ce n’était pas qu’une question de coûts — le processus de collecte de matériau vidéo sur bande, de traitement et de transformation à l’aide de logiciels basés sur des grilles temporelles n’était pas sans rappeler les processus familiers de la production de musique électroacoustique. Ces compositeurs avaient tendance à produire des œuvres particulièrement différentes par rapport à la musique visuelle qui les précédait.

Histoire et contexte

Je me réjouis de voir le résumé historique de la musique visuelle de Maura McDonnell publié dans ce numéro. En plus d’être une grande praticienne de musique visuelle, elle est une auteure de premier plan en la matière — son blogue <visualmusic.blogspot.com> est tout indiqué comme point d’entrée pour tous ceux qui s’intéressent à ce domaine. Elle gère ce blogue depuis près d’une dizaine d’années maintenant, ce qui en fait une ressource d’une grande richesse. C’est une auteure prolifique qu’il faut absolument « avoir à l’œil » si l’on veut rester au fait des derniers évènements, travaux et développements dans le domaine. Une version récemment révisée de son article « Visual Music » — écrit en 2007 et paru dans différentes publications depuis — pour eContact! 15.4 en fait une excellente introduction que je recommande comme entrée en matière.

Le second article de McDonnell, « Visual Music — A Composition of the “things themselves” », peut être vu comme une suite au premier article. Il porte sur des travaux plus récents, en particulier des œuvres où le son et l’image sont conçus ensemble et intégralement, souvent par le même artiste. Bien qu’il comprenne quelques références historiques, l’article s’intéresse surtout aux pratiques contemporaines. McDonnell nous offre une catégorisation de la vidéomusique particulièrement utile, qui comprend une présentation pratique de certaines approches, ce qui en fait une excellente initiation pour ceux qui souhaitent « commencer » la pratique de la vidéomusique.

Patrick Saint-Denis nous offre un autre aperçu historique dans « Musique visuelle : de la musique au-delà des frontières du son ». S’il couvre le même territoire que les deux articles de McDonnell, Saint-Denis n’en présente pas moins son propre point de vue sur la question, et sa discussion des premiers artistes vidéos tels que les Vasulkas et Nam June Paik est particulièrement intéressante, notamment dans ce numéro où Jean Piché parle de la vidéomusique comme réaction à l’art vidéo.

« Vidéomusique : une image-son » de Inés Wickmann parcourt le même territoire que McDonnell et Saint-Denis, mais s’intéresse davantage au processus de création qu’au genre ou à la technique et offre un point de vue conceptuel sur la création d’œuvres de vidéomusique. Dans « Hear / See » — une sorte de « conversation lente » que nous avons eue sur la musique visuelle —, Jean Piché partage une approche plus personnelle de la musique visuelle. Il s’agit effectivement d’une conversation (par courriel) au cours de laquelle nous avons discuté de notre travail et de nos obsessions. Cet échange a touché de nombreuses questions différentes au fur et à mesure que nous pénétrions dans notre sujet, mais je crois qu’il trouve bien sa place aux côtés des articles précédents plus structurés.

Pourquoi la vidéomusique?

Dans « I am Sitting on a Fence : Negotiating sound and image in audiovisual composition », Laurie Radford se penche sur l’idée selon laquelle certains compositeurs sentent le besoin d’intégrer du contenu visuel dans leurs œuvres. Il se demande, non sans humour, s’il ne s’agit pas là d’opportunisme et si l’extension de la musique dans le domaine visuel n’équivaut pas à la fois à un retour en arrière (réintroduction de la composante visuelle perdue lorsqu’il n’y a pas d’interprètes en direct) et un pas en avant (une réaction naturelle en cette période de convergences des médias). Le « projet » acousmatique portait en grande partie sur la possibilité de consacrer l’attention au son, sans distraction visuelle. Je crois personnellement que le paradigme acousmatique est toujours d’actualité et plus important que jamais en ces temps de domination visuelle. Une discussion approfondie de la terminologie, de la fonction et des médias fait de cet article une interpellation sérieuse qui suscite la réflexion.

Comme le titre le suggère, « The AudioVisual and the Question “Why?” » de Nicolas Wiese soulève bon nombre de questions au sujet de la vidéomusique et de la pratique audiovisuelle au sens large. Si dans cet article, l’auteur présente son propre travail, son ton polémique n’est pas sans rappeler le texte de Radford, notamment par sa remise en question de la terminologie touchant à la musique visuelle, aux VJ et aux praticiens de vidéomusique. À défaut d’être considérés comme faisant partie du « canon » de la musique visuelle, certaines œuvres — Stalker de Tarkovsky, Eraserhead de Lynch ou l’animation de Sledgehammer de Peter Gabriel et Aardman — sont tout de même des références pour ceux qui œuvrent dans le domaine. On y trouve aussi une discussion intéressante du rôle différent du temps et de l’espace dans les médias audio et vidéo respectivement. L’auteur n’offre pas de réponse à la question « pourquoi? » — « qui ne souhaite pas trouver soi-même une réponse, valable pour soi-même [?] » —, mais son propre travail, qui explore plusieurs de ces questions, saura guider ceux qui s’efforcent de trouver une réponse.

Pratique créatrice

Claudia Robles-Angel nous offre une réflexion d’ordre plus général et aborde également son propre travail dans « Audiovisual Art : Perspectives on an indivisible entity ». On peut certainement faire un rapprochement entre ce texte et les articles de Maura McDonnell, mais Robles-Angel s’intéresse à l’élaboration d’un cadre théorique pour son propre travail d’une part, mais qui pourrait aussi trouver une application plus large. Elle fait ressortir deux approches distinctes dérivées de la philosophie de Deleuze et présente certaines de ses œuvres, qu’elle utilise pour développer son cadre théorique.

Diego Garro est l’un des chefs de file de la musique visuelle britannique. À mon sens, son œuvre représente un sous-genre, plongeant ses racines dans la tradition électroacoustique / acousmatique. Les artistes appartenant à cette filiation ont tendance à produire les composantes sonores et visuelles de leurs œuvres et à prendre des décisions créatrices fort différentes de celles des artistes issus de la tradition des beaux-arts, des arts médiatiques et du cinéma. Garro a déjà publié de nombreux articles portant sur l’approche acousmatique de la musique visuelle, et son article « On the Brink of (In)visibility : Granulation techniques in Visual Music » prolonge en quelque sorte certaines de ses idées, notamment l’exploration de la synthèse granulaire dans le domaine visuel. Cette idée semble d’ailleurs particulièrement répandue chez les artistes de vidéomusique et le texte de Garro nous offre un aperçu de ce champ de pratique, alors qu’il renvoie à son propre travail et celui de plusieurs praticiens contemporains, en plus de retracer des précurseurs parmi les cinéastes, comme Stan Brakhage. Garro fournit un cadre de référence particulièrement solide pour la granulation audiovisuelle et discute de manière détaillée les techniques utilisées dans son œuvre récente, Dammtor.

À bien des égards, LEXICON de Andrew Lewis se situe dans la même tradition (Lewis est bien connu comme compositeur acousmatique, signant les composantes sonore et vidéo dans cette œuvre). Je crois cependant que cette œuvre est un cas particulier. Bien qu’il s’agisse d’une pièce acousmatique, son rapport étroit au texte et au texte parlé (spoken word) la distingue. Dans « “LEXICON” — Behind the Curtain », Lewis discute de ce qui est pour moi l’un des exemples les plus intéressants de vidéomusique des dernières années. Il s’agit là, selon moi, d’une collaboration très forte entre arts et science, et le merveilleux poème de « Tom » le dyslexique est une source de matériau particulièrement riche en termes de possibilités créatives, tant pour le son que pour l’image. Lewis insiste pour que la pièce soit perçue comme musique acousmatique avec vidéo plutôt que comme une composition audiovisuelle (ou vidéomusique) et explique comment le travail avec la vidéo — pour la première fois — a contribué à consolider et développer, peut-être de manière contre-intuitive, sa pensée sur la composition acousmatique.

Nouveau regard

Les deux derniers articles discutent de nouvelles applications d’anciennes techniques et offrent une perspective élargie sur ce que peut être la vidéomusique. Jonathan Weinel et Stuart Cunningham présentent une approche renouvelée d’une ancienne idée dans « Digitized Direct Animation : Creating materials for electroacoustic visual music using 8 mm film ». L’animation directe (parfois appelée sans caméra) consiste en l’application de peinture, d’encre ou de teinture directement sur la pellicule vierge, ou la gravure sur de la pellicule exposée pour produire des figures blanches sur fond noir, qui peuvent être ensuite colorées. Ces procédés ont été employés par plusieurs des meilleurs artistes d’animation, notamment Len Lye, Norman McLaren et Stan Brakhage. McLaren a également appliqué ce procédé à la piste sonore (optique), dessinant ou gravant le son pour certaines de ses animations.

Dans son article intitulé « Gary James Joynes — A Review of Visual Sound in Practice », David Candler présente le catalogue des œuvres récentes de Gary James Joynes. L’expression « son visuel » peut sembler suggérer une autre sous-catégorie de la musique visuelle. D’une manière semblable à l’art sonore, son travail s’intéresse en fait à la physicalité et la phénoménologie du son et de l’image. Une bonne partie de son œuvre s’inspire de la cymatique : il emploie la synthèse analogique pour piloter un « wavedriver », un appareil comportant une plaque qui est en fait une version augmentée de la célèbre plaque de Chladni. Certaines de ses œuvres consistent en de belles photographies à haute définition de figures de Chladni, une illustration intéressante de cette idée selon laquelle la musique visuelle n’a pas forcément besoin d’être entendue. Son travail de cinéma en direct et ses installations réunissent son et image et prolongent son langage audiovisuel, tout en demeurant concentrés et contenus, ce qui confère une cohérence remarquable à l’ensemble de son travail.

Entrevues, rubriques et comptes-rendus

On trouvera également dans ce numéro une autre série d’entrevues réalisées par Bob Gluck en 2005–2006 avec d’anciens étudiants du Columbia-Princeton Center for Electronic Music. Un certain nombre de compositeurs latino-américains figurent parmi les premières générations d’artistes Columbia-Princeton, notamment le compositeur américano-argentin Mario Davidovsky, un « ardent défenseur des compositeurs latino-américains qui voulaient venir étudier au centre », et dont on ne saurait sous-estimer le rôle dans la promotion des compositeurs latino-américains. L’héritage de Columbia-Princeton est bien connu, mais il faut souligner également les liens étroits et les échanges entre les établissements d’enseignement des États-Unis et d’Amérique latine — notamment l’Instituto Torcuato di Tella et Columbia-Princeton — et les compositeurs des années 1960–1970, une période de croissance soutenue qui a contribué à définir la nature de la musique électronique pour les générations à venir. Au nombre de ces compositeurs, mentionnons le compositeur vénézuélien Alfredo Del Mónaco et Sergio Cervetti de l’Uruguay (les expériences qu’y a faites Del Mónaco ont grandement influencé son travail de composition instrumentale, et Cervetti a mis sur pied le programme et les studios électroniques de la NYU School of the Arts), ainsi que le compositeur canado-argentin alcides lanza (qui dirigera les studios EMS de McGill pendant 30 ans) et le compositeur péruvien Edgar Valcárcel (qui est rentré au Pérou après ses études).

Pour clore ce numéro, trois textes sur la vidéomusique. Maura McDonnell signe un compte-rendu du prestigieux festival biennal Seeing Sound de Bath au Royaume-Uni qui présente de la musique visuelle et des vidéos depuis 2009. Et dans sa rubrique « 6 questions », les invités de Kevin Austin sont les artistes de vidéomusique montréalais Maxime Corbeil-Perron et Julien Robert1[1. Voir également eContact! 15.2, « 6 questions » aux compositeurs et vidéastes Freida Abtan, Joseph Hyde, Pierre Paré-Blais et Jean Piché.]

Les articles de ce numéro sont accompagnés de plusieurs extraits vidéos illustrant les idées et le travail de leurs auteurs. J’espère que vous apprécierez cette contribution au domaine de la vidéomusique et des pratiques connexes.

Joseph Hyde
30 avril 2014

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