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Petit guide de la musique des ondes cérébrales

Quarante années de recherche et d’expérimentation

Visiter la « Galérie média » dans ce même numéro d’eContact! pour consulter des œuvres et performances de l’auteur.

Cet article a été publié dans Horizon Zero 15 — “Circuler : Nouveaux mouvements de la musique numérique” (mai–juin 2004). L’auteur a porté des modifications mineurs pour sa republication dans ce numére d’eContact!

Mi-août 2003, au plus fort d’une vague de chaleur. James Fung et d’autres étudiants du professeur cyborg Steve Mann de l’Université de Toronto préparent avec fièvre une technologie électronique et informatique complexe en vue d’un événement sonore et visuel sans précédent : une improvisation musicale collective et interactive à partir des ondes cérébrales des membres du public. L’événement « REGEN3 : Regenerative Brainwave Music » sera orchestré par l’acheminement vers un réseau EEG de microvolts de tension cérébrale produits par quarante interprètes branchés : un cyborg collectif animé par les interactions cybernétiques des interprètes, des musiciens, de l’électronique et des ordinateurs. Il y a de quoi impressionner Norbert Wiener, créateur de la cybernétique.

Hélas! La performance prévue coïncide avec la plus grande panne de courant de l’histoire de l’Amérique du Nord. De New York à Toronto, les plus grandes villes sont littéralement éteintes. Rendu muet par la défaillance d’un réseau plus vaste — le réseau d’interconnexion nord-américain — le chœur pour musique et cerveaux doit attendre un autre jour.

Le cerveau musicien

Deux semaines plus tard, soit le 30 août 2003, Steve Mann et James Fung réunissent l’énergie humaine nécessaire pour présenter « REGEN3 : Regenerative Brainwave Music ». Grâce au matériel de Thought Technology et à l’environnement de programmation interactif Pd, les trains d’ondes cérébrales des membres du public devenus interprètes sont aiguillés de façon à créer l’environnement sonore et visuel interactif de la soirée, soit musique et effets lumineux.

Déjà vu? À peu de choses près. L’événement est en fait l’exemple le plus récent et un fait saillant de l’histoire de la musique des ondes cérébrales au cours de laquelle des artistes et des scientifiques visionnaires ont collaboré à la synthèse d’œuvres hybrides, à la fois artistiques et scientifiques. Depuis 1965, où Alvin Lucier a utilisé pour la première fois les ondes cérébrales humaines comme source pour composer une œuvre musicale, la musique cérébrale a connu une évolution fascinante. Mais pour apprécier pleinement ses orientations actuelles, il convient de survoler l’histoire de la bioélectricité, des ondes cérébrales et du contexte dans lequel la musique cérébrale a évolué.

Un survol historique

Bioélectricité

Les ondes cérébrales sont une forme de bioélectricité ou de phénomènes électriques animaux ou végétaux. La recherche dans ce domaine commence aux environs de 1780, grâce à Luigi Galvani, qui découvre qu’il peut provoquer la contraction des muscles des cuisses d’une grenouille en appliquant un courant électrique aux nerfs exposés. Suit Emil Heinrich Du Bois-Reymond, considéré comme le fondateur de l’électrophysiologie moderne, il mesure, dans les années 1840, le courant biologique produit par les poissons électriques et, plus tard, par les êtres humains, au moyen d’électrodes fichées directement dans son propre bras.

En 1875, le neurophysiologiste Richard Caton mesure l’activité électrique du cerveau à l’aide d’électrodes implantées directement dans les tissus cérébraux de lapins et de singes. À l’époque, on ne croyait pas possible d’extraire des données utiles en mesurant ces courants de manière moins intrusive, à l’aide d’électrodes placées sur le cuir chevelu des êtres humains. (Les implants électriques piqués directement dans le cerveau n’étaient pas utilisés sur les êtres humains pour d’évidentes raisons éthiques.)

Histoire des ondes cérébrales

Les ondes cérébrales humaines sont mesurées pour la première fois en 1924 par Hans Berger, psychiatre allemand alors totalement inconnu. C’est lui qui donne à ces mesures électriques le nom d’électroencéphalogramme (EEG), qui signifie écriture de l’activité électrique cérébrale. Berger publie ses résultats en 1929, sous le titre « Über das Elektrenkephalogramm des Menschen », dont la version anglaise « On the Electroencephalogram of Man : The Fourteen Original Reports on the Human Electroencephalogram » ne paraîtra qu’en 1969.

Berger est un personnage complexe et énigmatique de la science médicale. Toute sa vie, il sera obsédé par la recherche d’une preuve scientifique d’un lien causal entre le monde psychique de la conscience humaine et le monde physiologique des signaux électriques neurologiques. Il poursuivra cette quête méthodiquement, dans le plus grand respect des disciplines scientifiques, déterminé à expliquer les phénomènes télépathiques d’une façon parallèle aux théories sur la conservation de l’énergie. Or, sa conviction ne vient pas de ses recherches, mais plutôt d’une expérience personnelle subjective. Dans sa jeunesse, un accident lui a fait frôler la mort. Le même jour, il reçoit un télégramme inattendu de sa famille, qui voulait s’informer sur sa santé. Il restera persuadé que sa famille a reçu une sorte de communication télépathique de sa part, au moment où il frôlait la mort.

Sonorisation des ondes cérébrales

Les travaux de Berger sont d’abord largement ignorés. Sa découverte ne commence à attirer l’attention que cinq ans après la parution de son premier article, lorsque Edgar Douglas Adrian et B.H.C. Mathews vérifient ses résultats. Dans l’article qu’ils publient en 1934 dans le journal Brain, Adrian et Matthews disent avoir réussi à sonoriser et à écouter les ondes cérébrales humaines, qu’ils ont enregistrées selon les méthodes de Berger. C’est le premier exemple de sonorisation des ondes cérébrales humaines.

La musique des ondes cérébrales

Video play
Vidéo 1 (4:25). Andrew Brouse présentant son interprétation de l’œuvre sonore clée d’Alvin Lucier pour ondes cérébrales, Music for Solo Performer (1965). Cette interprétation est faite à partir de la « partition poétique », l’interprète n’ayant jamais entendu ni vu la performance originale. Sonorisation par les Automates Ki: Maxime Rioux. Production vidéo: César Saez. Inspiration: Alvin Lucier.

Si on pose que la perception d’un acte comme une forme d’art est précisément ce qui en fait une œuvre d’art, il faut convenir que la première application des ondes cérébrales à une production musicale n’a eu lieu qu’en 1965. En 1964, Alvin Lucier entreprend une collaboration avec le physicien Edmond Dewan. Le but : produire du son à partir des ondes cérébrales. L’année suivante, il a l’idée de composer une pièce musicale dont ces ondes seront la seule source. Music for Solo Performer est présentée, avec les encouragements de John Cage, au Rose Art Museum de l’Université Brandeis en 1965. Lucier interprétera la pièce plusieurs fois encore au cours des années suivantes, mais cessera de composer de la musique à partir des ondes cérébrales.

Astronef

Nous voici à la fin des années 60. Richard Teitelbaum est membre du groupe de musique électronique novateur Musica Elettronica Viva (MEV) de Rome, lequel présente des performances en direct. Il interprète justement Spacecraft (ou « astronef », 1967), en se servant de divers signaux biologiques, dont ceux du cerveau et du cœur, pour commander des synthétiseurs électroniques. Il continuera d’utiliser dans ses compositions l’activité électrique cérébrale et d’autres signaux biologiques pendant quelques années et au cours des expériences de mise au point des synthétiseurs électroniques Moog.

« Ecology of the Skin »

À la même époque, David Rosenboom, compositeur lui aussi, commence à utiliser les ondes cérébrales dans des productions musicales. En 1970–1971, il compose et interprète la pièce Ecology of the Skin (ou « Écologie de la peau »), au cours de laquelle dix participants-interprètes, par l’intermédiaire de l’activité électrique de leur cerveau, produisent en direct et de manière interactive des environnements sonores et visuels immersifs à l’aide de circuits électroniques adaptés. Presque simultanément, Rosenboom fonde le laboratoire d’esthétique expérimentale de l’Université York à Toronto, qui stimule la collaboration naissante entre scientifiques et artistes. Pendant dix ans ou presque, le laboratoire se lance dans l’expérimentation et la recherche sur les possibilités artistiques des ondes cérébrales et d’autres signaux biologiques dans des systèmes artistiques cybernétiques de rétroaction biologique. Des musiciens, mais aussi de nombreux autres artistes le fréquentent et y travaillent, notamment John Cage, David Behrman, LaMonte Young et Marian Zazeela. Certains résultats ont été publiés dans Biofeedback and the Arts: Results of early experiments (Aesthetic Research Centre of Canada, 1976). Mais la monographie plus récente, publiée par Rosenboom en 1990 sous le titre Extended Musical Interface with the Human Nervous System : Assessment and Prospectus, reste le document théorique le plus abouti.

Pendant ce temps au centre Orcus Research de Kansas City, Manford L. Eaton construit des circuits électroniques pour faire des expériences avec les signaux biologiques. En 1968, il publie un article intitulé « Biopotentials as Control Data for Spontaneous Music » (Orcus). Puis en 1971, chez Something Else Press, une première version de son manifeste intitulé Bio-Music : Biological Feedback Experiential Music Systems [« Biomusique ou systèmes musicaux expérientiels de rétroaction biologique »], qui préconise des formes et des expériences musicales tout à fait nouvelles, d’origine entièrement biologique.

Corticalart

En France, pendant ses recherches sur les systèmes fondés sur les ondes cérébrales, le scientifique Roger Lafosse a proposé, de concert avec le pionnier Pierre Henry (de musique concrète) un système pointu d’interprétation en direct appelé Corticalart, dont le nom évoque l’art créé grâce au cortex cérébral. Au cours d’une série de spectacles gratuits donnés en 1971, on pouvait voir sur fond sonore électronique, une image télévisée d’Henry portant des lunettes de soleil sombres et des électrodes fichées dans la tête, projetée de telle sorte que la couleur de l’image changeait en fonction du contenu et des courbes de ses ondes cérébrales.

Interface cerveau-ordinateur

À l’insu de ces différents compositeurs, Jacques J. Vidal, chercheur en sciences informatiques à l’UCLA, met au point la première interface directe cerveau-ordinateur à l’aide d’un ordinateur IBM de traitement par lots. En 1973, il publie Toward Direct Brain-Computer Communication disponible dans le volume de l’Annual Review of Biophysics and Bioengineering, qui évoque la communication directe entre cerveau et ordinateur. Au fait, l’ordinateur qu’il a utilisé est l’un des nœuds d’Arpanet, réseau émergent précurseur d’Internet. Vidal a récemment (1998) revisité ce domaine, dans un article conjectural intitulé « Cyberspace Bionics » [« Bionique et le cyberespace »].

Les ondes alpha s’éclatent

La décennie 70 a été presque totalement marquée par une explosion d’activités en musique et en art provenant des ondes cérébrales. Parallèlement à la scène torontoise, le groupe montréalais SONDE ainsi que Charles de Mestral ont présenté quelques spectacles fondés sur les ondes cérébrales. Des concerts produits en temps réel par des ondes cérébrales ont été donnés au Logos de Gand, en Belgique. À Baltimore, le Peabody Electronic Music Consort a exploité la même veine. Rosenboom et d’autres, enfin, ont poursuivi le travail, au Mills College.

Vers la fin des années 70, la recherche sur la rétroaction biologique et les ondes cérébrales est laissée en jachère pendant environ dix ans pour plusieurs raisons, mais surtout faute de ressources financières et de puissance informatique.

BioMuse

En 1990, deux scientifiques, Benjamin Knapp et Hugh Lusted, entreprennent la création d’une interface informatique appelée BioMuse. 1[1. Quelques aspects du travail de Benjamin Knapp avec ce système sont discutés dans « The Biomuse Trio in Conversation: An Interview with R. Benjamin Knapp and Eric Lyon » par Gascia Ouzounian, publié dans ce numéro d’eContact!] Celle-ci permet à une personne de commander certaines fonctions informatiques à l’aide de certains signaux bioélectriques, dont ceux que produisent son cerveau et ses muscles. En 1992, Knapp et Lusted demandent à Atau Tanaka de composer et d’interpréter de la musique et d’utiliser BioMuse comme contrôleur. Pendant les années 90, Tanaka continuera d’utiliser BioMuse comme un contrôleur de l’activité électrique qui accompagne la contraction de ses muscles durant ses performances en direct. En 1996, Knapp et Lusted rédigent pour Scientific American (octobre 1996, 82–87) un article intitulé « Controlling Computers with Neural Signals » sur BioMuse et le contrôle des ordinateurs à l’aide des signaux neuronaux.

Travaux actuels

Depuis environ cinq ans, on observe un regain d’intérêt pour la musique produite par les ondes cérébrales et une résurgence de son interprétation sur scène. Ces nouveaux travaux sont en bonne partie naïfs, en ce sens que les musiciens connaissent peu la riche histoire de cette musique et de la recherche qui s’est faite avant eux. Il existe par ailleurs deux courants divergents : celui des utilisateurs amateurs d’équipements ou des techniques de rétroaction biologique et celui des utilisateurs qui préfèrent une démarche plus proche de la rigueur « scientifique ». Quoi qu’il en soit, les progrès actuels de la technologie des interfaces cerveau-ordinateur associés au traitement hautement technique des signaux numériques et à des fondements théoriques et esthétiques subtils ne peuvent qu’ouvrir une nouvelle ère de possibilités et de musiques que nul n’a encore imaginées.

Voici quelques exemples de travaux récents et de projets nouveaux et prometteurs.

Musique et art

Présentation de Cyber Mondrian par l’artiste musicien Neam Cathode à la galerie Oboro de Montréal en 2001. Ces travaux incorporent des images à la Mondrian et des sons synthétiques commandés par l’analyseur interactif appelé Interactive Brainwave Visual Analyzer ou système IBVA.

Tirant parti de l’effet d’entraînement des ondes cérébrales et du phénomène de la résonance de Schumann, l’improvisateur new-yorkais David First crée en 2002 OPERATION: KRACPOT, qui produit une musique lancinante.

Paras Kaul, alias « Brain Wave Chick », utilise depuis des années un système IBVA à l’Université George Mason pour produire de la musique à partir de ses propres ondes cérébrales.

Adam Overton, étudiant de David Rosenboom à CalArts, interprète depuis peu une série de ses travaux intitulés Sitting.Breathing (ou « Assis.Respirant ») et d’autres travaux biométriques.

Andrew Brouse, auteur du présent article, a pour sa part créé en 2001 son InterHarmonium. Ce système d’interprétation d’ondes cérébrales, qui fonctionne sur Internet, utilise la plate-forme Max/MSP et le protocole OpenSoundControl.

Recherche sur les interfaces cerveau-ordinateur

Jessica Bayliss n’est pas étrangère au domaine de la technologie musicale et a travaillé aux interfaces cerveau-ordinateur et au contrôle des ordinateurs en temps réel au Rochester Institute of Technology.

Eduardo Miranda dirige le laboratoire de neuromusique à l’Université de Plymouth, où des chercheurs tentent de poursuivre les travaux antérieurs sur la musique des ondes cérébrales en mettant à profit les derniers progrès des interfaces cerveau-ordinateur.

D’autres travaux dans cette discipline ont lieu un peu partout dans le monde, notamment :

Traduit par Andrew Brouse et Ève Renaud.

Bibliographie

Adrian, Edgar Douglas et B.H.C. Mathews. “The Berger Rhythm-Potential Changes from the Occipital Lobes in Man.” Brain 57 (1934), pp. 355–58.

Berger, Hans. “Über das Elektroenkephalogramm des Menschen. I. Mitteilung.” Archiv für Psychiatrie und Nervenkrankheiten 87 (1929), pp. 527–570. Version anglaise On the Electroencephalogram of Man: The Fourteen Original Reports on the Human Electroencephalogram publiée en 1969.

Eaton, Manford L. “Biopotentials as Control Data for Spontaneous Music.” Kansas City: Orcus, 1968.

_____. Bio-Music: Biological Feedback Experiential Music Systems. Kansas City: Orcus, 1971; republiée en 1974 par Something Else Press.

Knapp, Benjamin R. et Hugh Lusted. “Controlling Computers with Neural Signals.” Scientific American (October 1996), pp. 82–87. Disponible en ligne à : http://www.absoluterealtime.com/resume/SciAmBioCtl.pdf [Dernière visite le 21 mai 2012]

Rosenboom, David (éd.). Biofeedback and the Arts: Results of early experiments. Vancouver: Aesthetic Research Centre of Canada, 1974.

_____. Extended Musical Interface with the Human Nervous System: Assessment and Prospectus. 1990.

Vidal, Jacques J. Toward Direct Brain-Computer Communication. Annual Review of Biophysics and Bioengineering, Vol. 2. 1973.

_____. “Cyberspace Bionics.” In Human Interfaces, Vol. 13: Questions of Method and Practice in Cognitive Technology. Redigé par Jonathan P. Marsh, Barbara Gorayska et Jacob L. Mey. Amsterdam: Elsevier Science B.V., 1999. Disponible sur le site web de l’auteur à : http://www.cs.ucla.edu/~vidal/bionics.html [Dernière visite le 21 mai 2012]

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