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L’écriture acousmatique

Rappels et questionnements

Texte d’un conférence donnée mardi, le 17 novembre au Conservatoire à Rayonnement Régional de Nice dans le cadre de MANCA 2009 (30e édition), organisé par le CIRM (Centre National de Création Musicale). Nice, 13–29 november 2009.

La définition pythagoricienne de l’acousmatique, exhumée par Jérôme Peignot à propos de la musique concrète, celle de la tenture et de l’écoute aveugle, demeure pour moi fondatrice. Je pense qu’il faut s’opposer aux dérives et distorsions diverses qui cherchent à s’approprier ce terme devenu porteur pour désigner des genres musicaux qui en sont fort éloignés (acousmatique mixte, par exemple, ou acousmatique live). C’est un point sur lequel il convient de rester ferme.

Néanmoins, si l’on parle de musique acousmatique — et non plus de situation d’écoute — s’en tenir à cette seule définition semble, certes, toujours nécessaire mais assurément pas suffisant. Toute émission sonore perçue sans qu’en soit révélée la source ne saurait être ipso facto considérée comme une musique. Car ici intervient la notion fondamentale d’écriture qui semble préoccuper, à juste titre, les compositeurs, tous genres confondus. Et puisque c’est François Bayle qui, après Peignot et Schaeffer, a réactivé l’adjectif acousmatique en l’associant à musique, je me réfère à certains de ses propos tenus au cours d’une émission que j’ai réalisée sur lui, il y a une dizaine d’années, pour Radio Canada. 1[1. « Images de François Bayle », émission de Francis Dhomont, commandée par Mario Gauthier pour Radio Canada et programmée en 1999 et 2000.] À une question — d’ailleurs souvent posée — sur les liens et les différences qui existent entre la musique concrète et la musique acousmatique, il répond ceci :

Le microphone, le haut parleur, le débrayage spatio-temporel, c’est à dire le fait de ne plus être actuel, ni dans l’espace, ni dans le temps, sont des astuces technologiques qui ont ouvert des cavernes d’Ali Baba contenant un potentiel d’émotions formidable, et la musique concrète a été cela. La musique acousmatique n’en est que la continuation et la recherche méthodique. La musique concrète est spontanée, la musique acousmatique est délibérée. Il y a en ce moment des compositeurs qui pratiquent ce qu’ils veulent absolument nommer musique concrète, je pense naturellement, comme vous, à Michel Chion qui revendique pour sa musique l’emploi de ce mot parce que il veut privilégier la spontanéité de la projection sonore versus une organisation plus délibérée et plus distanciée que moi je fais sentir dans mon idée de musique acousmatique. 2[2. Ibid.]

Je ne m’attacherai pas ici à la pertinence de l’appellation concrète ou acousmatique, c’est un débat récurrent qui, à mon avis, ne sera jamais clos par les compositeurs mais, peut-être, par le temps et l’histoire. En revanche, je relève l’emploi du mot délibéré qui se différencie de spontané et met l’accent, selon Bayle, sur l’attention portée aux gestes musicaux, sur leur organisation, plus élaborée peut-être qu’à l’origine, sur le souci de cohérence plus que de sensation brute, bref sur la recherche d’une écriture raisonnée de la musique concrète. Et, bien que je sois très attaché aux principes premiers de celle-ci, tels que Schaeffer les a décrits, ainsi qu’à la dynamique de l’intuition, le souci de la mise en forme d’un univers a priori disparate — celui de tous les sons — proposé par la modalité acousmatique me semble constituer une avancée inéluctable. Toutefois, il convient de rappeler que cette exigence organisationnelle n’obéit pas à un processus purement abstrait, puisqu’elle s’inscrit dans une approche phénoménologique et que l’un des principaux critères de composition sera l’écoute critique. D’ailleurs, en référence aux affinités qui existent entre ces musiques et la pensée debussyste, on les dit souvent impressionnistes.

Je dirais, plutôt qu’impressionniste, musique perceptive, — précise Bayle — versus la musique volontariste, structurelle, conceptuelle qui cache ses relations arithmétiques, qui s’habille autrement qu’elle n’est. Alors moi je parle d’une musique nue, comme les peintres dessinent des nus […] c’est ce qui m’intéresse dans la musique perceptive. Il y a d’autres axes musicaux où l’on pourra parler plutôt d’une musique habillée. 3[3. Ibid.]

Mais surtout, la musique acousmatique se distingue comme une musique d’images. Images sonores fixées sur un support — comme l’est une image photographique sur la pellicule — que l’on peut rappeler, modifier, métamorphoser à loisir, mais aussi images mentales suscitées chez l’auditeur par l’écoute. Notion fondamentale, introduite par Bayle et qu’il commente en ces termes :

[…] un son qui sort d’un haut-parleur n’est pas un son comme les autres. C’est un son, certes, puisque l’oreille l’entend et que nous n’entendons que des sons, mais c’est un i-son, « i » pour image. Le haut parleur nous offre des i-sons, des images de son, donc des êtres sonores très particuliers qu’ils faut prendre comme tels, c’est à dire finalement des sons-signes, des sons qui veulent dire que. C’est à dire que ce ne sont pas des sons réels, ce sont des sons-images, des sons qui ont une signification à découvrir. 4[4. Ibid.]

On connaît les développements que Bayle a proposés avec ses im-sons, di-sons et mé-sons qui explicitent ce qu’il entend par organisation délibérée de la musique acousmatique; ce n’est pas mon propos de les commenter mais il me semble indispensable de les rappeler. Je renvoie donc à son ouvrage : Musique acousmatique, propositions… positions5[5. François Bayle, Musique acousmatique, propositions… positions (Paris: INA & éd. Buchet/Chastel, 1993).]

Mais, une question se pose ou, plus exactement, est souvent posée, notamment par des étudiants ou de jeunes compositeurs : cette modalité électroacoustique qui possède désormais une historicité, des représentants confirmés et un vaste répertoire, cette écriture spécifique dont on commence à définir les codes, cette fameuse musique acousmatique n’est-elle pas devenue académique ? Voilà le grand mot lâché, que l’on entend fréquemment et qui vise tous les mouvements artistiques qui ont résisté au temps et acquis quelque réputation. Car l’opinion selon laquelle la nouveauté d’une œuvre garantirait sa qualité est courante et constitue pour certains un critère de valeur absolu. Pour ma part, j’ai tendance à penser qu’en musique électroacoustique cette fuite en avant, généralement fondée sur de nouveaux moyens technologiques, est une erreur aussi dangereuse que celle, symétrique, de s’enfermer dans les certitudes ne varietur du passé. C’est un conditionnement de consommateur moderne qui est né au milieu du siècle dernier avec l’industrie de l’objet jetable et dont la brièveté des logiciels informatiques actuels constitue une sorte d’apothéose. Ce qui peut être justifié pour la technologie et le commerce a contaminé le domaine de la pensée et celui de l’art. Aujourd’hui, l’invention est déconsidérée dès qu’elle ne surprend plus et qu’elle est intégrée : il faut alors la remplacer au plus vite par une autre, suivie d’une autre plus singulière encore, aucune d’elle n’ayant le temps de donner lieu à un approfondissement. Dès lors, on assiste à une surenchère continuelle afin de suivre la mode qui, comme on le sait, se démode. Ainsi, de nombreuses œuvres électroacoustiques, sous la pression de l’offre technologique et de l’impératif de rupture, évacuent le sens et se contentent de quelques effets sonores inédits, proposés comme substrat musical, séduisants, certes, mais finalement insignifiants. Les plus ingénieux étonnent un moment, le temps d’une œuvre, puis perdent, par érosion, leur originalité dès l’œuvre suivante. Car, n’en déplaise à MacLuhan, le médium n’est décidément pas le message.

Pour que l’innovation soit crédible et cohérente, elle ne doit pas être éphémère, jetable, elle doit bénéficier d’une certaine durée de vie, être explorée, « polie sans cesse et repolie », et constituer un acquis supplémentaire de la pensée. C’est ce qui s’est passé pour la musique tout au long de son histoire et, plus récemment, pour les découvertes, tant conceptuelles que techniques, qui ont permis, parce qu’elles étaient cumulatives, l’apparition et la persistance des musiques électroacoustiques. La somme de ces découvertes génératrices d’idées nouvelles — les plus récentes améliorant les anciennes sans pour autant les désavouer — et d’outils de plus en plus adaptés à une véritable écriture du son, n’a-t-elle pas alors favorisé le retour d’une stabilité, d’un équilibre, autrement dit : d’un classicisme ? J’ai longuement développée cette notion de classicisme dans un précédent article auquel j’emprunte ici quelques idées. 6[6. “For Classicism,” dans Electronic Music (Cambridge University Press, 2007), pp. 194–195. Aussi présenté comme “Vers un classicisme de l’écriture acousmatique” en EMS 2008 (Paris, 3–8 juin 2008): “Musique Concrète — 60 Years Later”.] Et n’est-ce pas là, finalement, le but — peut-être inconscient — poursuivi par l’exploration polymorphe du champ musical contemporain à la recherche d’un nouvel âge d’or ? « Vous savez, les classiques sont juste des modernes qui durent… », dit François Florent à propos du théâtre. 7[7. François Florent, interview dans Télérama Nº3035 (2008), p. 22.] Or je crois que la modalité acousmatique est en train d’amorcer ce processus. Fille aînée de la musique concrète, elle semble aujourd’hui, après plus de cinquante années d’existence, de productions et de recherches, à la fois assez consolidée et assez libre pour atteindre cette maturité. C’est pour cela que je rejoins François Bayle lorsqu’il dit :

Le rôle des artistes de notre époque n’est plus d’être d’avant-garde, terme militaire. Le rôle des artistes est au contraire d’être des “résistants” […], de construire sur ce qui a été détruit, de faire marche arrière avec les machines pour renforcer la passion, la spiritualité. 8[8. François Bayle, L’image de son. Technique de mon écoute, Komposition und Musikwissenschaft im Dialog IV (2000–2003) (Münster, Allemagne: LIT Verlag, 2003), p. 32.]

Mais, curieusement, dire aujourd’hui d’une œuvre contemporaine qu’elle est classique est souvent péjoratif; cela revient à la définir comme orthodoxe donc peu originale, dépassée. Pourtant, les époques classiques constituent historiquement l’aboutissement réussi des périodes de doute et de recherche, la plénitude d’un art. En outre, elles ne sont généralement pas réputées pour leur médiocrité. Mozart ne bouleverse pas les conventions tonales de son époque mais il les maîtrise parfaitement, comme tous ses contemporains, et les applique sans état d’âme à ses œuvres. Nous paraît-il pour autant dépassé ? Et sinon, pourquoi ? Parce que chez lui, comme chez tous les grands artistes des périodes classiques, le fond nourrit la forme, le sens justifie la facture. Dans ces moments de l’Histoire, les questionnements indispensables à toute évolution ont trouvé leurs réponses, le nouveau langage est constitué, la syntaxe fonctionne, permettant à l’imagination de ne s’attacher qu’au contenu, à l’idée qui est, elle, porteuse de nouveauté et en adéquation avec le système d’écriture. Qu’importe que celui-ci soit déjà connu, ce n’est pas lui qui compte mais ce qu’il permet de dire; comme une langue parlée couramment, il laisse la pensée voler librement. Peu importe donc qu’il se sente à l’aise dans des modèles déjà familiers, « L’essence du classicisme est de venir après » 9[9. Paul Valéry, “Situation de Baudelaire” dans Variété II (Paris : Gallimard, 1948).], dit Valéry, ce qui ne signifie pas redite mais synthèse. Car ainsi vont les arts et la musique depuis les origines, alternant la rupture avec les usages établis (abandon et recherches) et l’affirmation de théories nouvelles (stabilité et classicisme), qui seront plus tard, après un temps de mise en œuvre raisonnable, considérées à leur tour comme désuètes, épuisées, et évacuées. Seule la durée des périodes de stabilité est variable. Comme l’a rappelé Messiaen, l’époque modale a connu de très longs développements, les baroques et les classiques du XVIIIe ont pris leur temps, les romantiques ont pressé l’allure, les sériels sont passés au pas de charge. À notre époque de consommation obsessive, on ne s’étonnera pas que les nouveautés aient la vie courte; ceci explique sans doute que la notion de classicisme soit souvent confondue à tort avec une pensée archaïque. D’où le débat toujours recommencé — et, finalement, assez académique lui-même — sur l’académisme et l’avant-garde.

Il semble ici important d’établir que la stabilité d’un classicisme acousmatique offre une cohérence syntaxique qui permet au signifié musical de s’exprimer pleinement au moyen d’un signifiant qui cesse d’être perpétuellement remis en question et soumis au rejet compulsif des trouvailles antérieures : la récursive « tabula rasa ». Ce qui n’implique évidemment pas l’abandon de la recherche, notamment, en ce qui concerne l’invention du son, la « phonurgie », dirais-je, car « Qu’est-ce que la musique ? Quelque chose qui doit provenir du son », comme le rappelait Varèse. 10[10. Edgard Varèse, 3ème Cours donné à Santa Fé (1937).] Or c’est assurément un domaine dans lequel les logiciels actuels permettent de produire un matériel de plus en plus contrôlé et d’une grande variété. Il est donc essentiel de poursuivre cette investigation, compte tenu que le donné sonore constitue pour de nombreux compositeurs, dont je suis, un puissant moteur créatif. Mais si l’originalité du son est incontestablement nécessaire, elle ne saurait être suffisante. Il faut donc qu’une matériologie, aussi particulière soit-elle, prenne un sens et que ces images sonores soient porteuses d’images mentales.

Il semble donc être temps, après un siècle d’acquisitions techniques, que la composition acousmatique se préoccupe de la mise en œuvre et cesse de considérer de simples innovations audionumériques comme musicalement satisfaisantes : retrouvons l’abstraction, la métaphore, le langage symbolique. Pour cela, préoccupons nous d’élaborer une écriture maîtrisée, commune à un ensemble de productions; constituons un précis de conventions qui pourrait correspondre au « Traité des organisations » souhaité, mais jamais réalisé, par Pierre Schaeffer.

Ainsi, une pensée classique se révèlera par une exigence formelle dans l’organisation du matériel sonore. Pour cela, il faut traverser la surface des sons, « […] visiter la matière […] en profondeur, aller au cœur du son », dit Evelyne Gayou à propos de Schaeffer 11[11. Evelyne Gayou, GRM, Le Groupe de recherches musicales, Cinquante ans d'histoire (Paris: Arthème Fayard, 2007).], et découvrir, au-delà de l’apparence, la richesse des contenus latents, de ce qui se cache derrière toute évidence. Les sons peuvent alors être comparés aux éléments thématiques des musiques instrumentales, ce qui permet un grand nombre de variations autour de quelques éléments morphologiques permanents, créant ainsi un discours musical cohérent que les facultés cognitives de l’auditeur décryptent assez clairement. Bien entendu, une écriture codée dont la vocation est d’être universellement accessible suppose, pour la décrire et l’analyser, une terminologie partagée par une communauté musicale. Le Solfège de Schaeffer en a jeté les bases mais il n’y suffit pas, bien qu’il ait l’immense mérite de mettre l’accent sur cette nécessité et de suggérer une méthode.

En somme, ne nous égarons pas dans une surenchère technologique ou d’originalité systématique mais renforçons plutôt nos forces, c’est à dire les gestes de composition éprouvés par l’expérience; raffinons-les, prolongeons-les. Il y a un temps pour mettre en doute et remplacer les anciens modèles et un temps pour prouver, par des œuvres fortes, la pertinence des nouveaux. La musique acousmatique semble être arrivée à ce point : travaillons donc notre instrument.

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